L’originalité de l’ouvrage de Jacques Goyens réside indéniablement dans la mise en perspective d’une constante structurante majeure de l’histoire du monde depuis la haute Antiquité jusqu’à nos jours, le fait impérial. Ces empires, dont nous sommes les héritiers, ont su développer leur propre originalité politique, culturelle ou religieuse, donnant parfois l’impression d’une logique de rupture résolue avec ceux qui les ont précédés ou suivis. Mais force est de constater que l’on trouve également souvent des similitudes troublantes et bon nombre d’éléments de continuité. Dans tous les cas de figure et quelles qu’aient été leur nature, tous les empires ont constitué d’une manière ou d’une autre une pierre angulaire de l’histoire de l’humanité et de la civilisation. Certains continuent aujourd’hui encore leur existence pluri centenaire, tandis que d’autres continuent à nous imprégner discrètement de leur souvenir, présents dans l’architecture de nos villes, dans nos comportements, notre droit, notre religion ou tout simplement notre langue.
Car l’aventure commença très tôt, vers le milieu du paléolithique. Une véritable révolution se mit alors en marche qui allait bouleverser l’humanité, lorsque des nomades chasseurs-cueilleurs attirés par l’abondance du gibier aquatique et du poisson, commencèrent à se sédentariser dans les vallées telles que celles du Nil, du Tigre et de l’Euphrate. Les villages apparurent là où il existait des possibilités de culture et d’élevage, puis, les fleuves eux-mêmes furent les premières grandes routes pour le transport et le commerce. Au néolithique (9 000 à environ 4 000 avant J.-C.), ce n’est que progressivement que la ville se distingua du village. Mais avec la transformation progressive du chasseur néolithique en guerrier, celui-ci devint progressivement, le protecteur, puis le chef local et enfin le roi de la communauté. La cité était née.
En plus d’être centre de pouvoir et centre religieux, éléments alors indissociables, la cité devint également centre commercial producteur d’industrie, ce qui favorisa le développement des échanges, et draina vers elle les richesses des environs. Cette concentration se produisit au moment où, par la piraterie et le commerce, les rapts et les levées d’hommes, les collectes d’impôts et la mobilisation de la main-d’œuvre, les relations entre les groupes s’intensifiaient. Nous sommes vraisemblablement entre le IVe et le IIIe millénaire. L’empire n’était désormais plus loin. Pour L. Mumford, « il est aisé de suivre les traces de cette expansion qui de la cité conduisait à l’Empire. Pour subvenir aux besoins d’une population croissante, il était nécessaire d’augmenter les surfaces cultivées avoisinantes, ou de construire des routes, développer les échanges commerciaux, ou sinon prélever l’indispensable par impôts, tributs, expropriations, pillages, destruction des communautés alentour (1) ». L’histoire de Rome et de tous les empires de l’Antiquité à nos jours tient dans cette affirmation. L’accumulation des richesses renforçait la puissance des cités, mais elle générait également la crainte des voisins et suscitait les convoitises. Dans ces logiques d’expansions permanentes et concurrentes, la guerre allait devenir un fait central et structurant. Pour ces raisons, chaque cité, à l’instar de Rome plus tard, considérait ses rapports normaux avec l’étranger comme un état de guerre permanent, et la paix comme l’exception.
Dès lors, nous arrivons rapidement aux divers modèles impériaux qui ont pavé l’histoire de la haute Antiquité jusqu’à nos jours. Jacques Goyens concentre son analyse sur les plus considérables d’entre eux. Mais qu’ils aient disparu ou qu’ils soient encore présents, attardons nous un instant sur certaines caractéristiques communes et pérennes qui peuvent être dégagées :
- Les empires sont par nature des systèmes autoritaires et despotiques, basés sur la domination et un impérialisme assumés, c’est-à-dire essentiellement monarchiques, tyranniques, théologiques, aristocratiques, ou oligarchiques ;
- car l’idée impériale porte en elle-même la diffusion universelle d’une idée du monde et d’un ordre particulier. Elle se confond souvent avec l’idée de civilisation. Elle véhicule en conséquence ses propres représentations collectives, culturelles, religieuses, juridiques ou philosophiques. De leur bonne implantation dépend, pour le pouvoir, la survie du régime. L’empire n’hésite donc pas à avoir recours au besoin à la contrainte et à la violence étatiques, comme le démontre encore aujourd’hui par exemple la répression Chinoise sur les Ouïgours ;
- pour ces mêmes raisons, les empires s’inscrivent difficilement dans l’idéal démocratique, ou s’ils en sont issus, s’en éloignent rapidement au gré de leurs intérêts. On sait ce qu’il advint de la ligue de Délos dominée par la démocratie Athénienne au Ve siècle av. J.-C. De même, nos empires coloniaux se passaient fort bien de l’avis des populations dominées, quand bien même nous avions développé nos propres institutions démocratiques en Europe ;
- les empires s’efforcent de bâtir un modèle basé sur la recherche de l’acquisition monopolistique de la puissance et de la richesse au détriment de leurs concurrents, vécus souvent comme des dangers existentiels. Ils sont en conséquence par essence des états guerriers et conquérants, qui basent leur domination sur une expansion assumée et souvent sans limite déclarée. « Imperium sine fine dedi (2)» disait Virgile. « Un empire n’a pas de frontières » semble lui répondre en écho Vladimir Poutine ;
- ce fantasme de la puissance infinie implique de facto le refus de la régression, vécue comme une menace quasi existentielle, ou l’amputation inacceptable d’un membre. Nous le constatons encore aujourd’hui avec les visées russes sur l’Ukraine et son étranger proche, ou celles de la Chine sur Taïwan par exemple ;
- l’expansion et la guerre, par les brassages multiples qu’elles ont générés et les innovations qui en ont découlé, ont été souvent, il faut bien le dire, synonymes de progrès. On pense aux progrès techniques bien sûr, mais la conquête, en agglomérant des peuples d’origine et de traditions diverses, a pu donner naissance à des âges d’or artistiques et culturels tout à fait originaux ;
- les empires, soucieux de créer les conditions d’une bonne gouvernance apportant longévité et stabilité au régime, sont également normatifs en matière de droit et d’unification du droit, de même qu’en matière religieuse ;
- n’oublions pas enfin que la guerre signifie bien souvent la conclusion d’alliances et de contre alliances, forçant de facto les peuples à se parler, à négocier et aussi à mieux se connaître. Elle a ainsi permis, et c’est un paradoxe, l’émergence progressive d’un droit international ;
- pourtant, les empires ne sont pas immortels, l’histoire le prouve et Gustave Le Bon nous le rappelle : « passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d’un peuple (3)». Nous ne comptons plus l’apparition, le développement, le déclin puis la disparition d’empires divers, remplacés par d’autres empires, et ainsi de suite… En témoigne ce magnifique poème qui pleure la disparition tragique de la jadis si puissante cité d’Our à la fin du troisième millénaire :
« Où sont-ils mes oiseaux, et tout mon peuple ailé ?
Hélas ! Hélas ! Malheur à ma cité !
Ils furent enlevés mes fils et mes filles,
Hélas ! Malheur à tous les miens !
Ma cité qui n’est plus, attaquée sans raison
O ma cité surprise, et maintenant détruite ».
Et Scipion Émilien lui-même ne pleura-t-il pas devant les flammes de Carthage en pensant à la ruine future de sa propre cité ?
- mais même s’il a disparu, un empire peut continuer à faire rayonner l’idée impériale et ses représentations collectives pendant des siècles. On se souvient que le Saint-Empire romain germanique, successeur déclaré de celui de Charlemagne, n’a été aboli qu’en 1806, tandis que les « Caesar » (« Kaiser » en Allemagne et « Tsar » en Russie) devaient survivre jusqu’aux années 1917-18. De même, on ne peut qu’être frappé par le rêve ottoman du président turc Erdogan, ou encore par le fantasme encore fréquemment colporté par les extrémistes islamistes selon lequel l’Espagne d’al Andalus appartiendrait toujours au Dar al Islam (la maison de l’Islam).
Au total, c’est bien cette histoire des empires, accompagnée d’une réflexion sur le pouvoir absolu, l’impérialisme, les conflits et leurs implications qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage de Jacques Goyens. Il nous entraîne à sa suite et au fil des siècles, dans une réflexion historique, militaire, économique, culturelle et philosophique sur les fondements des grandes aventures humaines. Les empires ont façonné le monde tel que nous le connaissons, ils nous ont façonnés tels que nous sommes. Laissons nous guider…
Général Nicolas Richoux
Ancien commandant de la 7ème brigade blindée (Besançon)
- L. Mumford, La cité à travers l’histoire, Paris, Seuil 1964, p. 71.
- « Je vous ai donné un empire sans fin », Virgile, Énéide, I, 279.
- Gustave Le Bon, Psychologie des foules, livre III, ch. 5.