Les enfants de Munich
# extraits

Prologue

Sourbrodt, le 29 septembre 1938. Le vent soufflait en rafales sur le Haut-Plateau des Fagnes et s’engouffrait par les interstices des portes et des fenêtres.

Auguste Mazan s’installa au petit bureau où il tenait à jour les documents de la Société des Fertilisants… Il prit son stylo et poursuivit la rédaction de la lettre qu’il avait commencée la veille et qui, de toute évidence, lui causait pas mal de soucis. En effet, obligé de travailler à quelques kilomètres de la frontière allemande, il ne savait trop quelle attitude adopter face à la situation internationale. Devait-il rejoindre son épouse Elena et leur petite fille, et abandonner la tourbière ? Comment les événements allaient-ils évoluer ?

Auguste était dans un état de nervosité qu’il essaya de dissimuler du mieux qu’il put en adoptant un ton ferme :
« Il y a dans la vie des moments exceptionnels, où il faut savoir prendre des décisions énergiques et les exécuter. Le moment que nous vivons en est un. Ne tremble pas, ne pleure pas, sois comme beaucoup d’autres épouses dont le sort est bien moins enviable que le tien, et qui pourtant n’en aiment pas moins leur mari. La conférence à quatre qui doit se tenir aujourd’hui à Munich décidera des événements. J’espère fortement une amélioration, mais s’il n’en était ainsi, sois assurée que je ne m’attarderai pas inutilement à Sourbrodt. Avec les 1500 francs reçus hier, j’ai réglé la dernière quinzaine et un voiturier, j’ai donné 300 francs à Madame T… , de sorte qu’il me reste 160 francs que je garde précieusement pour l’éventualité où je devrais prendre la route.

J’espère que Camille et toi-même n’avez pas été incommodées du voyage.

Je vous embrasse toutes deux bien fort ». Signé, Auguste.

Il déposa son stylo et regarda par la fenêtre. L’automne commençait à peine et on pouvait encore attendre de beaux jours, avec de magnifiques effets de lumière. Sans doute, passé l’équinoxe, le soleil commençait à s’essouffler, mais, ce qu’il perdait en vigueur, il le gagnait en nuances, surtout au lever et au coucher. Dix heures sonnèrent. Auguste pensa à cette Conférence, et probablement n’imaginait-il pas à quel point ce qu’il venait d’écrire allait se vérifier. Car ce n’était pas moins que le sort de l’Europe qui allait se jouer le lendemain, et cela pour cinquante ans. Il imagina Hitler, présidant la Conférence, sûr de lui après l’annexion de l’Autriche, exigeant les Sudètes et affirmant qu’il n’y aurait plus de problèmes territoriaux et qu’il ne voulait rien d’autre que la paix. Chamberlain avait lui aussi déclaré deux jours auparavant qu’il était un homme pacifique jusqu’au fond de l’âme.
Tout allait bien se passer à Munich et les Tourbières des Hautes Fagnes ne seraient pas perturbées par le bruit des bottes et des canons. Cependant, un doute subsistait dans l’esprit angoissé d’Auguste.Avec l’aval de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Italie, Hitler reçut les Sudètes et réussit à convaincre ses partenaires de sa bonne foi. Le lendemain, les journaux français et britanniques titraient: « La Paix ». Auguste, apprenant la nouvelle par la radio, décida le surlendemain de passer quelques jours en famille pour fêter l’événement et rassurer Elena.

Non, il n’y aurait pas de guerre. Dans le train, il s’abandonna même à quelques considérations optimistes, lui qui n’était pourtant pas de tempérament joyeux.

Chapitre 6

L’heure du coucher arriva. Frédéric n’éprouvait d’ordinaire aucune appréhension à se mettre au lit. Peut-être pressentait-il inconsciemment la richesse de cette heure d’oubli qui nous ouvre la porte des rêves. Mais ici, tout de même, c’était la première fois qu’il dormait ailleurs, si l’on excepte ces nuits d’angoisse pendant l’exode dont il avait pu reconstituer l’écheveau incomplet avec des bribes de conversation des grandes personnes.

Néanmoins, par une sorte de fierté naturelle par laquelle les enfants étonnent parfois les adultes, il ne voulut rien laisser paraître de sa peur. Il s’étendit dans les draps tout frais du lit de la petite chambre et reçut le baiser de sa tante avec un réel sentiment de bonheur. Et il s’endormit.

Le lendemain matin, quelle ne fut pas sa surprise, de sentir dans son dos une sensation de chaleur bienfaisante ! Tante Martine s’était glissée dans le lit et son corps rassurant épousait la ligne brisée de son propre corps. Il se sentait porté par elle comme par une chaise vivante. Dans les brumes du réveil, Frédéric ne comprit pas tout de suite son bonheur, et encore moins la cause de ce bonheur. Il flottait dans un monde inconnu. Et ce n’est qu’après un long moment d’abandon qu’il put en identifier quelques éléments. D’abord une respiration lente et paisible dont le souffle caressait sa nuque. Ensuite le ventre et les cuisses qui épousaient parfaitement la surface de son corps et dont il devinait la douceur à travers l’étoffe fine de son pyjama. Frédéric eut un mouvement de surprise et la plante de ses pieds vint toucher les pieds de sa tante qui ne se déroba point. Déjà la lumière était vive dans la pièce éclairée par une fenêtre étroite mais exposée au soleil levant. Le silence omniprésent lui donnait une atmosphère d’irréalité. Martine se garda bien d’en briser le charme. Elle se contenta d’avancer le bras et de poser la main gauche sur celle de Frédéric qui à ce contact empreint d’une douce fermeté commençait à prendre mieux conscience des sensations qu’il éprouvait. Jamais, aussi loin qu’il puisse se souvenir, il n’avait éprouvé cela. C’était une houle qui le soulevait comme au milieu de la mer, mais sans qu’il y eût aucun risque de naufrage, comme si le danger contenait en même temps la garantie du sauvetage. C’était aussi un voyage hors du temps car les minutes qui s’écoulaient alors n’avaient aucune réalité mesurable. Bien sûr Frédéric souhaitait, ou plutôt il croyait – car sa conscience était encore trop assoupie pour formuler des voeux ou même en concevoir – que ces instants dureraient infiniment et en cela ils appartenaient déjà à l’éternité. De son côté, Martine faisait tout pour prolonger ces moments de bonheur, mais avec une conscience plus affirmée, plus rationnelle, qui est le propre des adultes. Elle évitait de bouger, ce qui n’aurait pas manqué de rompre le charme de cette fusion de deux êtres empreinte à la fois de sensualité et de candeur. Enfin Frédéric tourna la tête et découvrit le visage de sa tante, mais de si près qu’il lui parut démesurément beau avec des détails agrandis qu’il n’avait jamais observés jusqu’à ce jour. Ses yeux tout d’abord d’un beau vert chatoyant, ses sourcils noirs et bien fournis, ses pommettes légèrement saillantes, ses lèvres enfin délicieusement ourlées et propres à donner des baisers.

– Mon Prince a-t-il bien dormi , dit-elle soudain.

Frédéric ne sut que répondre. Il embrassa sa tante sur la joue et celle-ci cligna des yeux en poussant un soupir de contentement.

– Bien, levons-nous, petit paresseux ! Il est déjà neuf heures. Elle se leva la première, dégagea draps et couvertures et, saisissant les chevilles et les poignets de Frédéric, elle l’obligea à se lever.

 

Chapitre 8

Les trois filles, telles des naïades échappées d’une cérémonie antique s’élancent dans la mer où Frédéric les rejoint bientôt. Les jeunes Balinaises, par une sorte d’instinct ancestral, retrouvent les gestes purificateurs : elles s’aspergent en poussant des cris de joie. Frédéric ne laisse pas d’être étonné par cette joyeuse exubérance. Petit à petit il se laisse gagner à son tour par cette ivresse, mais tout en gardant une certaine retenue. Youpie s’approche maintenant de lui et lui arrose les bras et le torse tandis que ses soeurs étouffent de petits cris en se poussant du coude. Frédéric se sent envahi par l’émotion, en regardant son visage souriant, ses mains agiles et sa poitrine menue et ferme. Il sent le désir monter en lui et malgré l’assaut des vagues déferlantes, il a envie de la prendre là, il ne sait comment ni pourquoi, il est submergé par sa beauté, tellement qu’il oublie où il est, il avance les bras pour la serrer contre lui au milieu de la mer et du vent et du soleil et des vacanciers heureusement peu nombreux en cet en droit. Mais, qu’importe ? Comme hier sur le trottoir de Haarlem, il oublie tout, la foule, les jeux des enfants, les cris des baigneurs, les gouttes d’eau qui l’éclaboussent à chaque vague dans un bruit de ressac et le vent qui fait claquer les drapeaux, tout cela n’existe plus, il n’y a que lui en face de Youpie qu’il serre très fort contre lui et qu’il embrasse passionnément après l’avoir soulevée aisément.

Et elle aussi oublie tout dans ce moment de bonheur, jusqu’ à son passé de fuite aux quatre coins du monde. Il la dépose pour reprendre son souffle et là elle s’échappe, comme une gazelle dans la savane, elle se met à courir sur la plage vers une plantation d’oyats plus loin dans les dunes. Frédéric la suit. Que se passe-t-il alors ? Une sorte d’éblouissement leur fait perdre la notion du temps et de l’espace. Allongés sur le sable, le désir les possède tous deux.

Chapitre 10

Le mendiant se tenait debout, appuyé contre une cannelure du grand portail Ouest de la Cathédrale d’York. Son corps légèrement incliné dans une attitude d’humilité contrastait singulièrement avec la majesté de ce chef d’oeuvre de l’architecture gothique septentrionale dont les tours culminent à soixante mètres de hauteur. Cependant, il n’y a rien de disproportionné dans ce monument. Tout y respire l’équilibre, la lumière et la beauté.

En pénétrant dans la cathédrale, je jette un coup d’oeil furtif vers le mendiant et je vois tout de suite à son regard qu’il n’est pas un mendiant ordinaire. J’ai le pressentiment qu’il a été placé là non pas tant pour recevoir mon obole, mais pour guider ma visite et rabattre toute tentation d’orgueil qui pourrait me faire penser : c’est nous qui avons construit cela ! Je m’arrête un instant sous la première travée pour tenter d’embrasser l’ensemble de l’édifice : dérisoire tentative combattue par la profusion des lignes verticales qui s’élèvent vers le ciel, avant de se perdre dans les courbes bondissantes des croisées d’ogives.

Au fur et à mesure que je m’avance, le changement de perspective modifie complètement le tableau. Telle colonne se dévoile tandis qu’une autre disparaît. Ailleurs, ce sont des superpositions de colonnes, ou bien peut-être de parties de colonnes, car chacune est composée de quatre, huit ou douze pilastres en saillies.Et la lumière, omniprésente, transforme cette forêt de pierre en tableau vivant.

Impressionné par la majesté des lieux, je m’avance dans la nef latérale en direction du transept sud. Le puits de lumière du clocher attire irrésistiblement mon regard qui se perd dans les méandres du plafond.Il est difficile d’imaginer que la bosse centrale, petit détail ornemental, mesure un mètre quarante d’envergure. Baissant la tête, je découvre alors les Panneaux de Verre peints de l’ancienne Cathédrale Romane, dont la beauté naïve me surprend. A côté se dressent, telles des stèles, les deux ogives à lancette de la Chapelle Saint John.

Soudain j’aperçois mon mendiant – mon destin est-il déjà lié au tien ? – sur le bas-côté nord de la nef, à hauteur du cinquième pilier, juste au-dessous de la « Bataille des Sexes ». Cette sculpture montre le philosophe Aristote succombant aux ruses de la courtisane Phyllis. Réduit en esclavage et harnaché comme un cheval, elle le fit aller partout selon son bon plaisir. Je ne suis pas loin de penser que le mendiant a voulu m’avertir en se plaçant là. Je poursuis ma visite, mais troublé par cette présence, j’ai peine à fixer mon attention sur ce livre ouvert qu’est la Cathédrale, dont les pages sont les chapiteaux, les sculptures et les vitraux. Le jubé, décoré des statues des quinze rois d’Angleterre, de Guillaume Ier à Henry VI, incarne la gloire éphémère de la puissance royale.

Contournant le chœur par le bas-côté nord, j’atteins l’extrémité Est formée de trois chapelles carrées. Au centre, la Lady Chapel dont l’immense vitrail répand une lumière chaude et colorée, me trouble à tel point que je tombe à genoux sur le banc le plus proche. Après quelques minutes de méditation, je boucle le tour du choeur et je m’échappe par la porte Sud. C’est assez d’émotions pour aujourd’hui, d’autant plus que le mendiant se trouve pour la troisième fois sur mon chemin, sous le vitrail de la Rose Window, et me tend sa sébile. Mettant la main à ma poche, je saisis une pièce et la lui jette précipitamment, mais je ne peux éviter son regard à la fois doux et profond.

Chapitre 11

Le matin du huit mai 1960, Barbara s’éveilla de bonne heure. Les premiers rayons du soleil commençaient à dorer les tours de la cathédrale et le ciel bleu pâle laissait présager une belle journée. Barbara, rejetant la couette au dessin fleuri qui la couvrait, étira ses longs membres fins et prit un plaisir évident à bailler plusieurs fois de suite. Le petit appartement qu’elle avait loué à Trèves pour se rapprocher de son travail lui apportait un sentiment de liberté qui était à ses yeux la condition première pour atteindre le bonheur. Il était situé au dernier étage d’une ancienne maison de la Windmühlenstrasse. De là elle pouvait se rendre facilement à pied à la gare ou au musée, ou encore se promener au bord de la Moselle. Barbara était devenue une femme aux formes épanouies. Sa chevelure blonde ne permettait pas de douter qu’elle fût allemande, de cette race fière et conquérante qui, bien que née juste avant la guerre et ayant traversé ces années de misère, ne semblait pas en avoir conservé de traces, du moins visibles. Son père, soldat de la Wehrmacht, avait été envoyé sur le front de l’Est dont il n’était pas revenu et elle ne l’avait donc pour ainsi dire pas connu. Sa mère, Gertrud, comme tant de femmes de cette époque, avait dû assumer seule les charges du ménage et l’éducation de ses enfants. Dans cette tâche, elle fit preuve d’un courage et d’une ingéniosité extraordinaires. Refusant le sentiment d’échec engendré par la défaite allemande et estimant de surcroît qu’elle ne portait aucune responsabilité dans les ambitions démesurées d’un régime qui s’était servi d’elle et de son mari, elle avait voulu faire de ses deux filles des modèles de femmes allemandes, celles qui marchent la tête haute et regardent leur destin en face. L’aînée, Kate, avait fait des études de secrétaire et parlait couramment trois langues. La cadette, Barbara, plus artiste, avait suivi pendant deux ans des cours pour devenir guide dans les musées et accompagner les visites touristiques. Peut-être est-ce le spectacle de sa ville natale, Cologne, aux trois quarts détruite par les bombardements américains, qui lui avait donné cette volonté farouche de refuser la défaite morale en se consacrant à l’art et à la culture !

C’est à Cologne en effet que Barbara avait passé toute son enfance, dans les conditions précaires de la guerre qui avait débuté peu après sa naissance. Mais à cette époque le déferlement des troupes du Reich sur la Belgique et le Nord de la France ne pouvait susciter qu’un sentiment d’ivresse et de fierté. Toute petite, elle se rendait parfois en compagnie de sa mère au Neumarkt d’où il était possible de suivre avec un peu de recul le défilé des troupes, qui, après avoir franchi le pont sur le Rhin, se dirigeait vers Aix-la-Chapelle. La marche de ces soldats et le vrombissement des moteurs de leurs camions et de leurs blindés lui paraissaient aussi naturels que l’écoulement de l’eau du fleuve. Aussi ne lui serait-il pas venu à l’esprit de demander à sa maman où ils allaient ni pourquoi ils étaient si nombreux à se diriger vers la Belgique. Dans son esprit, la guerre n’existait pas, elle ne savait pas ce que c’était : les soldats de la Wehrmacht étaient très beaux et très gentils, et le Führer bien aimé devait certainement avoir une bonne raison de les envoyer au-delà du Rhin, qui n’en continuait pas moins de couler majestueusement comme un symbole de force et de grandeur. Sa soeur qui avait deux ans de plus qu’elle, demandait parfois où ils allaient, ces soldats. Gertrud, un peu embarrassée, répondait qu’ils allaient à l’exercice. Plus tard, quand on sût que Papa ne reviendrait pas, Barbara comprit que cet exercice n’était pas aussi innocent qu’il le paraissait. En quittant le Neumarkt, maman était plus nerveuse qu’à l’ordinaire et soudain elle leur faisait des recommandations dont le sens profond leur échappait. (…)

Barbara ne pouvait pas se souvenir de tous ces événements. Mais à force de les avoir entendu raconter, elle les avait assimilés au point qu’ils faisaient maintenant partie de son vécu de la même manière que dans une réaction chimique, les éléments forment un tout sans se souvenir du moment où ils ont été précipités l’un vers l’autre. Etendue sur son lit dans sa petite chambre, à Trèves, elle revivait tout cela comme un passé encore présent et qui n’en finit pas de couler. Elle respira profondément et se leva.

Après un petit déjeuner composé de jus de fruits et de céréales, Barbara se hâta d’enfiler une jupe et un chemisier de coton. Elle éprouvait le désir de marcher sans but et de découvrir d’autres aspects de cette petite ville où elle se sentait aussi à l’aise que si elle y était née. Assurément Trèves n’était pas Cologne, la grande métropole de la Rhénanie. Elle comptait à peine cent mille habitants, mais elle revendiquait le titre de plus ancienne ville d’Allemagne et, sous l’empire romain, sa population était dix fois plus importante que celle de Lutèce. On sait du reste que Dioclétien en fit sa capitale. Et ce n’était là que le début de la brillante histoire de cette cité qui accumula les signes tangibles de sa vitalité jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Hélas la révolution française et les guerres napoléoniennes mirent fin à cette glorieuse prospérité. Puis l’occupation prussienne tenta d’imposer sa marque à cette ville sans pour autant parvenir à effacer l’empreinte quelque peu méridionale de son passé romain.

Barbara s’était prise d’affection pour cette cité qui lui semblait un condensé de vingt siècles de civilisation. Elle aimait s’y promener, arpenter ses places publiques où le regard se confond en extase dans la perspective de quelque façade antique ou d’un palais rococo. Les musées, elle les connaissait maintenant par coeur puisque son métier était d’en faire découvrir toutes les beautés connues ou secrètes aux visiteurs. Mais au-delà de cette explication assez naturelle, elle se plaisait à les revisiter pour elle-même, habitée par une ferveur toute romantique. Car Barbara était de nature passionnée. Si elle avait vécu au XIXème siècle, elle n’aurait pas dédaigné de parcourir l’Europe à cheval pour mieux comprendre la mentalité des peuples qui l’habitent.

Pour l’instant elle devait se contenter des quelques kilomètres carrés de rues et de monuments lovés dans une courbe de la Moselle. Ce coin suffisait à son bonheur, elle marchait à grands pas, portée par ses longues jambes et inspirée par son amour de la beauté. Quand soudain, entraînée par le mécanisme d’une association mentale difficilement explicable mais dont les effets sont fulgurants, le nom de Dresde s’imprima dans son esprit. Etait-ce le nom d’une pâtisserie ou le titre d’un quotidien entrevu à la vitrine d’un magasin, ou encore une bribe de conversation interceptée lorsqu’on attend le moment de traverser la rue ? Qu’importe ! Le nom de Dresde frappa à la porte de sa conscience, bientôt suivi par des visions imprécises, des cris indistincts, des hurlements assourdissants de forteresses volantes qui lâchaient leur cargaison de bombes. Puis la poussière soulevée par les murs qui s’écroulent tout autour de vous et à laquelle vous tentez soigneusement d’échapper, et enfin le feu qui achève le travail de destruction et de mort. Barbara, déambulant paisiblement au milieu des passants, pensa que cela était aussi l’Allemagne, son Allemagne à elle, qui l’avait vue naître et grandir. Le bombardement de Dresde faisait irrémédiablement partie de son histoire. A partir du 14 février 1945, pendant des jours et des nuits, Dresde fut recouverte d’une épaisse fumée, celle des incendies mais aussi celle dégagée par l’incinération des dizaines de milliers de morts. Barbara se demanda s’il était bien nécessaire d’ajouter aux 650.000 bombes lâchées par la Royal Air Force dans la nuit du 13 au 14 février un nouveau raid dans la journée du 14. Dresde, qui venait d’accueillir des convois de réfugiés fuyant le front de l’Est fut anéantie. Dresde, la perle de la Saxe, n’était plus. Et cependant cette ville aussi pouvait s’enorgueillir d’un passé prestigieux : moins ancienne que Trèves, elle prit son essor au XVIème siècle lorsque les Princes Electeurs de Saxe s’y établirent. Puis ce fut l’époque baroque avec tous ses débordements qui expriment si bien les passions de la vie. Le prince Auguste fit construire une nouvelle ville de l’autre côté de l’Elbe. Dresde fut une capitale intellectuelle et artistique où brillèrent aussi bien les chantres de l’Aufklärung que les romantiques allemands. Barbara avait beau retourner tout cela dans sa tête, elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi les stratèges avaient décidé de rayer Dresde de la carte et pas une autre ville d’Allemagne. Trèves par exemple, où, par une fantaisie de l’histoire, elle se promenait aujourd’hui libre et épanouie, au milieu de tant de chefs-d’oeuvre.

Barbara allongea le pas pour se rendre au bord de la Moselle. Elle avait envie de crier sa révolte, et pourquoi pas, d’aller interpeller l’ombre de Karl Marx dont la maison natale se profilait au bord de la rue du Pont.

Quelques jours plus tard, Barbara était assise au bureau qu’elle occupait au musée épiscopal. On lui apporta une lettre qui venait de Belgique. Elle émanait d’un étudiant en Histoire de l’Art qui sollicitait l’autorisation de faire un stage dans les musées de Trèves.

Chapitre 14

Le lecteur pourrait s’attendre ici à la relation plus ou moins détaillée de la promenade que firent les jeunes gens à Neumagen ou dans la campagne environnante. Le narrateur a décidé sous le coup d’une fantaisie toute personnelle de ne pas satisfaire la légitime curiosité du lecteur. Après avoir vu Frédéric et Barbara s’éloigner dans une rue de la ville et disparaître bientôt dans la tache bigarrée de la foule, il en sera donc réduit à échafauder des hypothèses : se sont-ils embrassés, ou simplement donné la main comme il sied à des jeunes gens de bonne famille élevés dans la tradition des années d’après-guerre ? Nous ne le saurons jamais. En tout cas, pas directement. Et s’ils se sont embrassés, quel fut leur degré d’abandon dans cette marque d’intimité ? S’agissait-il d’un baiser furtif échangé à la sauvette comme si leurs auteurs eussent craint de déclencher des forces incontrôlables? Ou s’agissait-il d’un baiser appuyé qui suscite chez ses protagonistes une perte du contrôle de la volonté accompagnée de ce qu’on appellerait en médecine des effets secondaires? Ou encore s’agissait-il – dans l’hypothèse où il y eut baiser – d’un rapprochement où deux êtres, au-delà du contact des lèvres, se sentent impliqués dans une aventure où tout un ensemble d’éléments interviennent : le regard, le frôlement des mains, la respiration et la somme de sens contenue déjà dans ces minuscules morceaux de vie qui constituent la matérialité de la rencontre?

« Voilà le drame de l’écriture, pensait le narrateur. Comment fixer la multiplicité des impressions qui m’assaillent ? Tout à l’heure le pas d’une femme a jeté dans mon esprit une tache de couleur jaune sur le fond gris des pavés battus par la pluie. L’instant d’après j’apercevais une petite pousse de ficus benjamin d’un vert tendre et je l’incorporais à mon matériel mental. Mais aussitôt lui succédait le souvenir d’une aimable conversation, les coudes appuyés au bois rugueux d’une table d’auberge. Ma plume est dévorée par la vitesse de ces images. »

Conscient des limites de l’écriture, le narrateur ne nous apprendra donc pas ce qui s’est passé exactement cet après-midi. La seule chose que le lecteur pourra présumer, c’est que les héros de cette histoire poursuivent leur destin, à travers toutes les virtualités contenues dans chaque instant de toute vie. Au fond, l’essentiel n’est pas qu’ils se soient embrassés. L’essentiel c’est tout ce qui entoure le baiser ou même l’absence de baiser, ce qui précède et ce qui suit, les dispositions intérieures de deux êtres qui se trouvent face à face ou côte à côte avec leur passé et une histoire à construire.

Chapitre 16

Les jeunes gens arpentent maintenant les rues de Trèves. Une sieste suivie d’un bon bain a permis à Frédéric de reprendre des forces. Il fait beau et encore assez chaud en cette fin d’après-midi. Barbara marche à côté de lui, ni trop près, ni trop loin. Paradoxalement, ce lien qui les unit depuis ce matin retient leurs corps. Au bout d’un temps, leurs mains s’effleurent, s’assemblent, se désassemblent, se perdent et se retrouvent et pour l’heure cela suffit à leur bonheur. Ils marchent sans but, pour le simple plaisir d’être ensemble.

Au bout d’une heure de promenade dans cette ville encombrée de touristes et qui leur semble tout d’abord étrangère, leurs pas les conduisent vers un établissement où ils commandent tout d’abord un rafraîchissement car l’important ce soir ce n’est pas de se nourrir le corps, mais de parler. Après avoir échangé des propos amicaux, collaboré dans un même travail, puis partagé des émotions plus personnelles à Neumagen ou à Trèves, Frédéric et Barbara se trouvent à un carrefour de leur histoire. Ils le sentent tous les deux, mais que dire quand on a surtout envie de vibrer et de donner un contenu plus sensible à cette onde qui les parcourt.

 » Pendant ton absence, dit Barbara, Monsieur Zimmerman est venu me parler d’un projet : il veut m’envoyer un an en Espagne et au Maroc.

– Ah !

– J’ai réservé ma réponse, mais il semble y tenir beaucoup. Son but est que j’approfondisse mes connaissances par le contact avec d’autres civilisations. Mon séjour serait financé par le Ministère de la Culture.

– As-tu envie d’accepter ?

– Oui, mais j’ai pensé qu’on ne se verrait plus pendant tout ce temps.

– Evidemment ! D’autre part, si la chose t’intéresse… »

A ce moment, Barbara avance la main gauche sur la table à la rencontre de la main droite de Frédéric.

– Et toi, que comptes-tu faire après ton stage ?

-Je vais postuler dans l’enseignement, dans ce secteur il n’y a pas de problème. J’ai des copains qui ont trouvé sans difficultés.

– Quels cours peux-tu donner avec ton diplôme ?

– En principe, Histoire et Histoire de l’Art. Mais, comme la demande est forte en ce moment, je peux aussi être chargé de cours de Français et même de Latin. Il suffit que le directeur de l’établissement déclare qu’il n’a pas trouvé de philologue. »

Barbara pose encore des questions, mais au fur et à mesure que la conversation avance, l’intérêt des réponses cède la place au plaisir de la parole elle-même. Le sens des propos s’estompe au profit du support matériel, la voix, qui déroule son cours sinueux dans les méandres de la pensée. Frédéric pose aussi l’une ou l’autre question à Barbara et bientôt c’est à celui qui parviendra à faire parler l’autre le plus longtemps possible sans qu’il s’en aperçoive. Naturellement ce jeu inconscient se double de regards brefs ou prolongés, sourires ou autres expressions du visage qui véhiculent chacun leur charge émotive. Au bout d’un temps, Barbara s’aperçoit que sa main épouse le creux de celle de Frédéric, posée sur le bois brut de la table. Elle s’y abandonne. un frisson délicieux monte en elle. Elle en prend conscience et ceci entraîne le même processus chez Frédéric. Le désir s’insinue en eux, en suivant un chemin encore incertain mais riche de promesses. Ils sortent de l’établissement et aussitôt leurs mains se trouvent sans avoir à se chercher. A la différence de tout à l’heure, la distance qui séparait leurs corps est abolie et, par un prodige de l’anatomie, la main droite de Barbara s’emboîte dans la gauche de Frédéric comme une mécanique de précision sans que l’un doive plier le coude ou l’autre se pencher pour réaliser cette fonction. Maintenant ils ne se parlent plus, attentifs aux sensations qui les envahissent. Leurs pas aussi sont accordés. Ils quittent la rue principale sans s’être concertés et s’engagent dans une rue moins fréquentée. Comme le trottoir est étroit, ils sont obligés de descendre sur la chaussée si, du moins, ils veulent rester soudés l’un à l’autre. Insensiblement, leur pas se ralentit, jusqu’à ce qu’une voiture les contraigne à remonter sur le trottoir. Mais là ils s’arrêtent et par un mouvement naturel ils se retrouvent en oblique l’un par rapport à l’autre. Il n’y a presque plus d’effort à fournir pour que leurs lèvres se rejoignent. La voiture s’est éloignée et la pâle lueur d’un unique réverbère leur permet de s’abandonner en toute discrétion à la douceur de ce baiser. Les mains de Frédéric se posent sur les hanches de Barbara dont il perçoit la rondeur à travers le tissu léger de sa robe. Parallèlement, les mains de Barbara cherchent la nuque de Frédéric dont elle caresse bientôt les cheveux. Le temps s’est arrêté tandis qu’ils savourent les délices de ce partage chanté par les poètes, cet instant bienheureux où chacun, oublieux des soucis et des peines, goûte les lèvres de l’être aimé. Mais par dessus tout, ce qu’il y a de gratifiant dans ce baiser, c’est le mouvement de l’âme qui l’accompagne, c’est la sensation d’exister et d’être reconnu de la manière la plus convaincante qui soit et qu’aucun discours ne pourrait remplacer. C’est pourquoi un grand silence accompagne ce baiser, le monde s’arrête, nié par la force qui retient ces deux êtres l’un contre l’autre.

Chapitre 17

Voilà deux mois que je suis arrivée à Barcelone. C’est aujourd’hui dimanche. Ce midi je vais déjeuner avec Lidia. Tout se passe bien de ce côté depuis la nuit à Tarragone. Parfois je me demande si je ne l’ai pas trop brusquée, si je n’aurais pas dû me montrer plus compréhensive. Mais elle semblait si passionnée. Avant de sortir, je vais écrire à Frédéric. J’ai reçu une demi-douzaine de lettres de lui, où il me raconte sa vie à Namur, son travail, ses collègues. Parfois il joint un exercice de style sur un sujet qu’il a imposé et qu’il a lui-même réalisé parce que, dit-il, un professeur doit être capable de faire ce qu’il demande à ses élèves. Tiens, celui-ci par exemple, qui s’intitule  » Un univers dans une carte de géographie » :

« Il y avait déjà bien des années que de Balise, tout ce qui n’était pas le théâtre de la guerre et de l’occupation n’existait plus pour moi quand, un matin d’automne, dans une classe où je surveillais un contrôle, mes yeux se fixèrent sur une ancienne carte murale jaune et craquelée, suspendue par une ficelle poussiéreuse à un vieux crampon rouillé. Cette carte représentait les Iles Britanniques. Et bientôt, machinalement, accablé par la triste perspective de passer de longues heures dans cette classe à observer les élèves, appliqués certes, mais aussi désireux de profiter de ma moindre somnolence pour jeter un coup d’oeil sur la copie du voisin, je regardai d’un oeil distrait cette carte qui se trouvait là juste en face de moi, un peu au-dessus des têtes studieuses censées retenir toute mon attention. Pour moi qui étais en ce moment préoccupé par la correction des contrôles et enchanté par la perspective du congé de Toussaint, cette carte ne présentait aucun intérêt particulier. Assez sommaire, elle faisait ressortir les plaines et les montagnes au moyen d’un dégradé de verts et de bruns. De plus, elle était barrée de divers noms de lieux et de produits locaux. Ce qui retint tout d’abord mon attention, c’est le mot « Bestiaux » écrit en lettres grasses dans le quart inférieur de la plus grande des deux îles. Comme je n’avais jamais battu la campagne anglaise, mon imagination ne pouvait se raccrocher à rien de connu qui aurait pu contenir une parcelle de réalité. Tout à coup je m’aperçus que cette mention « Bestiaux » apparaissait une deuxième fois un peu plus haut, en oblique et en caractères tout aussi impressionnants. Etait-il possible que le quart, voire le tiers de la plus grande des Iles Britanniques soit peuplée en majeure partie de « Bestiaux » ? Je me rappelai alors avoir réalisé de pareilles cartes lorsque j’étais moi-même sur les bancs de l’école. J’y apportais toujours le plus grand soin et je les agrémentais d’illustrations. Aussi j’avais collé dans un coin de la carte d’Allemagne l’image d’un cochon, puisqu’il était bien connu que ce pays avait surtout développé l’élevage du porc. J’étais sur le point de penser à autre chose quand je m’aperçus que cette carte murale tenait mon esprit en éveil : après les bestiaux britanniques et les cochons allemands, c’étaient maintenant les bisons d’Amérique qui assaillaient mon imagination. Puis vint l’Afrique avec ses hippopotames, ses zèbres et ses girafes. Une carte du Congo belge me représentait ce vaste pays comme un eden de rivières, de lacs et de forêts. Dans le sud-est figurait la mention « cuivre, or, diamant ». La carte d’Asie, assez confuse dans mon esprit, était entourée de quatre photos : un enfant chinois apprenant à lire sous la conduite d’un missionnaire, un pêcheur au visage ridé et souriant, le mahatma Gandhi s’entretenant avec le vice-roi et Lady Mountbatten , et enfin une tigresse avec ses petits. Retour en Europe. Les Pays-Bas m’apparurent couverts de vaches, de moutons et de tulipes. La Russie était divisée en quatre zones : la zone des forêts et pâturages, celle des terres noires, celle des steppes grises et celle des steppes blanches. Dans le coin, une caricature montrant un cheval attelé à une charrue conduite par un paysan, lui-même relié à un policier. A l’arrière-plan : quelques vaches très maigres. Enfin l’Italie était principalement recouverte de vignes et d’arbres fruitiers et entourée de mers poissonneuses. Ainsi se manifestait le double caractère du mécanisme des souvenirs : d’une part sa fragilité, puisqu’il avait fallu un concours de circonstances précis pour faire renaître dans mon esprit un ensemble d’images que je croyais perdues à tout jamais ; d’autre part sa solidité, puisque une fois ce mécanisme mis en mouvement, il fonctionnait parfaitement, comme s’il ne s’était jamais arrêté. »

L’automne avançait à grands pas et les feuilles mortes jonchaient les trottoirs des Ramblas. Lidia et moi, nous marchions côte à côte, rêveuses toutes deux, mais sans doute n’était-ce pas du même rêve. Je lui parlai de Frédéric, de notre rencontre à Trèves, de la Belgique.

 » C’est un garçon très bien. Nous nous intéressons aux mêmes choses et il a l’air amoureux.

– Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ?

– Les moments que nous avons passés ensemble à Trèves. Ce qu’il m’écrit aussi depuis que je suis ici.

– Et toi, tu l’aimes ?

– Je ne sais pas encore. Il me plaît. Nous avons la même sensibilité, les mêmes goûts. Nous partageons les mêmes préoccupations.

– Quand on est vraiment amoureuse, on en est sûre. Je l’ai été, à dix-huit ans. J’étais folle de lui. J’ai cru que c’était le seul, le vrai, le grand amour. Et surtout, j’ai cru qu’il m’aimait aussi. Tu vois, c’est ça la difficulté : comment savoir si l’autre éprouve la même chose que toi. Tu as neuf chances sur dix de te tromper. Pire, si l’autre te dit carrément qu’il ne t’aime pas, tu ne veux pas y croire. Et s’il te dit : soyons amis et sortons ensemble de temps en temps, tu t’accroches à ces paroles comme un naufragé au milieu de l’océan, seul sur son radeau. Il se dit que quelqu’un finira bien par l’apercevoir. C’est ce qui m’est arrivé. Je pensais que le garçon finirait bien par s’apercevoir que je l’aimais et que cela suffirait pour qu’il m’aime à son tour. Voilà la grande illusion ! Il a rencontré une autre fille et on ne s’est plus vus. Et je ne peux même pas lui en vouloir, car jamais il ne m’a dit : je t’aime. C’est moi qui me suis trompée sur toute la ligne. Voilà ! Maintenant tu comprends peut-être mieux pourquoi …

– Oui, répondis-je, coupant court à sa confidence. Mais je crois qu’il faut rester optimiste, quoi qu’il arrive. La vie est faite d’un perpétuel mouvement. Parfois nous espérons qu’elle s’arrête car la stabilisation nous paraît un gage d’éternité. Mais c’est une illusion aussi. Ce qui ne bouge pas meurt. Dans ce que nous appelons communément une relation stable, tout évolue constamment : les caractères des deux partenaires, les situations et les circonstances, et aussi les sentiments. Nous n’y pouvons rien. Mais cette évolution peut se faire en sens divers. Soit elle crée une distance affective qui fait que les amoureux d’hier deviennent peu à peu des étrangers; ce qu’ils ont réalisé ensemble appartient au monde des souvenirs. Soit cette évolution renforce les liens qui les unissent. Pourquoi? Comment? C’est un mystère. Un simple regard peut suffire parfois à resserrer le noeud de l’amour comme si la charge émotionnelle qu’il contient se trouvait en parfaite harmonie – correspondance, complicité ? – avec le coeur auquel il s’adresse.

– Comme tu analyses bien les choses. On jurerait que tu as déjà été amoureuse toi aussi et j’ai l’impression que tu ne m’as pas dit tout de ton passé.

– Bien sûr ! Mais j’ai aussi beaucoup réfléchi car c’est dans mon tempérament. Je pense qu’en amour ce qu’il y a de plus fort, c’est la sensation d’être totalement compris par l’autre. Peut-être un jour la science expliquera-t-elle comment ça se passe. Si on veut pousser plus loin l’analyse, on pourrait dire que les traits physiques ou les traits de caractère jouent un rôle. Ou encore les goûts de chacun, les centres d’intérêt, les affinités. Mais tous ces éléments n’expliquent jamais qu’une partie de la réalité, de ce mécanisme complexe, du sentiment amoureux. Deux êtres se séparent alors que de l’avis général ils avaient tout pour réussir et être heureux. Pourquoi ? Inversement on rencontre des êtres que tout sépare – physique, caractère, problèmes matériels – et qui s’aiment à en mourir. Pourquoi ? On ne peut pas répondre.

– Bien. Mais si tout peut arriver, qu’est-ce qui justifie ton optimisme ?

– L’amour de la vie. Puisque nous ne pouvons pas changer le cours des événements ou si peu, je préfère parier que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Si ce n’est pas le cas, j’attendrai après-demain et je me dis que la situation a été pire.

Chapitre 20

Soudain un jeune homme les accoste. Il n’a pas l’air miséreux et avide de la plupart des faux guides qui offrent leurs services pour quelques dirhams. Il a au contraire un air plutôt intellectuel et une mise assez correcte.

 » Si vous le désirez, je peux vous montrer quelques particularités de la medina et vous donner des explications. »

Face aux hésitations de Frédéric et de Barbara, il ajoute :

– Je suis diplômé de l’Université. J’ai étudié la philosophie et les lettres, je m’appelle Mohammed. Que pensez-vous de Marrakech et de son atmosphère ?

– Extraordinaire, répondent Barbara et Frédéric d’une même voix.

– Je m’intéresse beaucoup à la psychologie des foules. C’est un sujet passionnant. Le sociologue Durkheim a étudié cela à la fin du siècle dernier. Vous avez sous les yeux une démonstration permanente de ce qu’il appelle la conscience collective. Mais peut-être n’êtes-vous pas intéressés par ce problème.

– Si, si, répond Frédéric, nous sommes aussi diplômés de l’Université, en histoire de l’art. Continuez , je vous en prie.

– Bien. Je voulais dire que , si je reviens souvent sur cette place, c’est pour essayer de comprendre la nature du lien qui rassemble des individus ici du matin au soir. D’après Freud, ce qui les unit, c’est précisément ce qui caractérise la foule.

– Là, on n’est pas très avancé, dit Barbara.

– En effet. Poursuivant son analyse, Freud explique que tout groupe social est la transposition de la cellule familiale où domine la figure du père. Dans un groupe plus élargi, ce sera un meneur, un chef ou un dictateur.

– Puis-je vous offrir un verre, dit Frédéric. Nous serons plus à l’aise pour bavarder.

– Avec plaisir. Nous avons ici le Café de France, qui est très bien situé pour observer la foule. Où en étions-nous ?

– Au meneur.

– Ah ! oui. Ici, il n’y a pas de meneur. Alors, qu’est-ce qui fait descendre ces paysans de l’Atlas jusqu’à cette plaine où l’air est irrespirable, où l’on se bouscule toute la journée ?

– Ils viennent vendre leurs produits, je suppose.

– A l’origine, c’était sans doute leur but. Mais aujourd’hui, il y a tellement de monde et l’accès est tellement difficile qu’il serait plus commode d’organiser un marché à l’extérieur de la médina, disons au pied des remparts. Aussi je pense qu’il existe une autre motivation, plus secrète et pour tout dire symbolique. Le meneur dont parle Freud, c’est l’esprit même de Jemaa el Fna. Et cet esprit ne peut pas mourir. Donc il serait insensé de déplacer le marché.

– Et les touristes ? lança Barbara.

– Soit ils sont de simples observateurs et sans doute une partie d’entre eux ne dépassent-ils pas ce stade de la connaissance. Mais il y en a d’autres, l’élite, qui, comme vous, je pense, essaient de se fondre dans cette foule, d’en percevoir les vibrations, d’en recueillir d’écho sans cesse renouvelé comme le ressac inassouvi des vagues.

– Eh bien, voilà une intéressante introduction à notre visite, dit Frédéric.

– Si vous voulez approfondir votre réflexion, dit Mohammed, lisez du sociologue Gustave Le Bon, la Psychologie des Foules. Il a aussi écrit un ouvrage sur la Civilisation des Arabes. »

Pendant cette conversation, la place déjà fort peuplée en début de soirée avait vu sa densité multipliée par deux ou trois. Bien entendu il eût été impossible de lui appliquer un critère objectif de croissance, car la capacité d’absorption du support matériel semblait depuis longtemps dépassée. En outre, et c’était là un phénomène difficilement explicable, plus cette foule était dense, et plus elle bougeait. Soudain d’un point précis de la place, la rumeur déjà forte s’amplifia encore. Soutenus par le rythme effréné des tambourins, des danseurs Gnaouas faisaient virevolter leurs membres. , tandis que leurs corps mêmes semblaient détachés de la terre, sans assise, comme suspendus par des fils invisibles. La foule tantôt retenait son souffle, tantôt ponctuait une figure particulièrement réussie d’un « ah ! » d’admiration ou de stupeur. Au bout de leurs mains, leurs doigts se refermaient sur les karkabous qui ondoyaient tels des crotales animés d’une vie propre. Plus loin , c’étaient de vrais serpents qui ondulaient, obéissant à la simple mélopée d’une flûte. Frédéric et Barbara, enlacés, poursuivaient l’exploration de la place balayée par l’odeur des grillades. D’autres spectacles s’offraient à leurs yeux émerveillés: ils les y retiendront bien après le coucher du soleil. Il n’est pas facile de s’échapper de Jemaa el Fna. Maîtresse envoûtante, elle prend et captive.

Oublieux du temps et de la fatigue, Barbara et Frédéric se glissent dans les venelles latérales, s’arrêtent devant les boutiques et se laissent tenter par quelque poignard ouvragé ou sacoche de cuir. Puis ils traversent une dernière fois cette mer humaine maintenant déchaînée avant de regagner l’avenue dominée par le ballet ininterrompu des calèches.

Dans leur chambre d’hôtel, rassasiés de sons et d’images, les jeunes gens s’enlacent. Au bonheur d’être deux et de partager l’ivresse de ce voyage, il ne manque plus que le plaisir des sens. Ils se déshabillent . Les temps forts de cette journée ainsi que l’attente ont accru leur désir. Comme il arrive fréquemment lorsque l’accomplissement a été longtemps différé, Frédéric et Barbara éprouvent un sentiment de retenue, comme tout à l’heure avant de se jeter au coeur de la place. Mais la loi du désir s’impose à eux et guide le mouvement de leurs mains. Bientôt les baisers inondent ces jeunes corps de sensations étourdissantes. Leurs bouches se mêlent. Un grand silence les habite, qui contraste singulièrement avec l’agitation du monde. Mais ce silence n’est pas celui de la mort, il porte en lui une promesse de vie. Les étoiles scintillent dans les yeux affolés des amants; le rythme de leur respiration s’accélère, leur souffle se fait court, leurs membres se tendent. Dans leurs têtes enfiévrées, la foule crie sa joie lorsque le danseur bondit vers le ciel. Au même moment Barbara et Frédéric poussent un cri de plénitude qui les soude l’un à l’autre et voudrait durer éternellement. Puis la mer se retire et tout s’apaise. Les jeunes gens s’endorment, tendrement veillés par un morceau de lune.

Chapitre 21

De retour à l’hôtel, Barbara et Frédéric se préparèrent pour la soirée.

 » J’ai bien envie, dit Barbara, de sortir dans le quartier de Schwabing. Créé au début du siècle, c’est un lieu de rencontre des intellectuels et des artistes; on y trouve des cabarets, des théâtres et des cinémas, des discothèques…

– Très bien. Où se trouve-t-il ?

– A un ou deux kilomètres au nord de la ville : c’est aussi le quartier universitaire.
Une heure plus tard, l’autobus les emmène par la rue Ludwig en direction de Schwabing. Après un trajet de dix minutes, ils débarquent en plein coeur du quartier, rue Léopold. L’ambiance est encore calme, mais comme il arrive souvent avant un moment de vie intense, les acteurs semblent retenir leur souffle. Il en est de même lorsqu’une révolution ou un coup d’état se prépare: rien ne permet de soupçonner quoi que ce soit et, au moment de l’assaut, chacun se dit: « Comment est-ce possible ? Tout était si calme ». Oui, étrangement calme. Soudain, comme si un signal avait été donné, les rues s’emplissent de monde et chacun sait exactement ce qu’il a à faire. Peut-être, inconsciemment, le peuple allemand répète-t-il ici chaque soir le scénario de la prise du pouvoir, au cas où … Barbara est à la fois séduite et effrayée par ce déferlement qui lui rappelle d’autres rassemblements. Elle se serre tremblante contre Frédéric qui ne saisit pas bien la cause de sa nervosité. Il lui propose de s’arrêter. Précisément voici un petit restaurant qui a l’air agréable et dont les prix sont abordables. Pendant le repas, Barbara ne cessera de parler, comme si la force aérienne des mots allait la soulager d’un grand poids, le poids de son histoire. Frédéric écoute, formule de temps en temps une brève réflexion. Mais il a bien compris que l’important est aujourd’hui de la laisser s’exprimer.

Dans le restaurant, l’atmosphère est à la fête, comme si personne ne voulait savoir ce qui s’est passé dans cette ville pendant les années trente. Frédéric tente de dire qu’il faut essayer d’oublier, mais Barbara s’insurge.

 » Non ! Il faudra encore plusieurs générations pour effacer la honte du nazisme.

– Mais en attendant, il faut continuer à vivre, c’est-à-dire continuer à espérer en l’homme, croire qu’il est capable de bonté, de courage, de générosité.

– Soit, mais tout en gardant à l’esprit ce dont il est capable dans l’horreur, comme une sonnette d’alarme.

– Tout à l’heure, j’ai parcouru la notice biographique sur Henri Heine. Voilà un auteur qui, cent ans avant Hitler, professait une religion panthéiste et prônait une révolution démocratique.

– Apparemment, il n’a pas été suivi. Dans son livre De l’Allemagne, il dénonce les idées de la droite réactionnaire, ce qui lui valut d’être accusé de traître à la nation allemande.

– Et il n’a pas été poursuivi ?

– Non, il avait pris la précaution de s’établir à Paris. La fin de sa vie fut assez sombre : frappé par la souffrance, il sombra dans le pessimisme.

– Ne fut-il pas aussi poète ?

– En effet. Son oeuvre poétique la plus connue est le Livre des Chants auquel appartient la célèbre Lorelei.

Frédéric et Barbara reprirent leur balade à travers le quartier, à la recherche d’un café. Ils étaient si nombreux et leur curiosité était si grande qu’ils auraient voulu les visiter tous, comme on visite les pièces d’un musée. Après avoir longtemps erré, ils s’engouffrèrent dans le café du Vieux Schwabing, que fréquentèrent dès la fin du XIXème siècle les écrivains et les artistes. La salle de style fin de siècle comportait une bibliothèque où figuraient les grandes oeuvres de la culture allemande. Frédéric apprécia fortement ce lieu qui mariait de façon originale la culture et les loisirs. Un mobilier raffiné de style composite donnait à l’ensemble un air mi sérieux, mi décontracté qui convenait parfaitement à nos voyageurs.

C’est là qu’ils finirent la soirée, raffermissant un peu plus les liens qui les unissaient.

Tout est silencieux dans la chambre d’hôtel au moment où Barbara ouvre les yeux. Silenceau dehors, silence au dedans. Seule la respiration de Frédéric rythme le battement profond de ce silence. Barbara se sent bien. La journée d’hier lui a apporté cette sérénité que paradoxalement elle était venue chercher à Munich. Elle étire ses membres comme elle a l’habitude de le faire au réveil. Un léger mouvement inconscient secoue le corps de Frédéric, suivi d’un long soupir. Il ouvre un oeil, puis l’autre, les referme et se retourne vers Barbara. Un beau sourire d’enfant règne sur son visage. Barbara se serre contre lui. Petit à petit, leurs sens à tous deux s’éveillent. Frédéric est encore à la lisière du sommeil et de l’éveil, mais son corps se tend irrésistiblement vers celle qui est à ses côtés, qui le comprend et l’apaise, et qu’il perçoit comme le complément naturel de ses aspirations et de ses désirs. Elle aussi éprouve la même sensation de complémentarité, comme si Frédéric était la pièce qui manquait à son puzzle. Et par ailleurs, se dit-elle, il me ressemble, il est en somme la réplique de moi-même. Frédéric est maintenant envahi par son désir, prêt pour la chevauchée fantastique qui vous fait oublier, l’espace d’un matin, tous les orages du monde. Précisément Barbara est aussi d’humeur à prendre du plaisir. Elle caresse le sexe de Frédéric qui durcit davantage, elle s’ouvre à lui, elle s’abandonne et, en même temps, manifeste sa volonté de prendre l’initiative. Leurs corps nus sont parcourus de frissons délicieux. Plus rien n’existe que le plaisir d’être là, serrés l’un contre l’autre. Soudain Barbara se redresse et d’un mouvement rapide vient chevaucher son amant. Ils réalisent pleinement ce que veut dire « se donner l’un à l’autre ». L’exigence des sens les possède maintenant tous deux jusqu’à l’accomplissement total, la béatitude, l’extase, un grand moment de bonheur.

Frédéric tourne le bouton de la radio : un clavecin fait jaillir la cascade joyeuse d’une partita de Jean-Sébastien Bach.

 » Tu as aimé ? » demande Frédéric.

– Pour toute réponse, elle lui offre ses lèvres.

– Que fait-on aujourd’hui ? » dit-elle.

Et sans attendre la réponse, elle ajoute :

– J’ai envie de sortir de Munich, il doit y avoir de jolies choses dans la campagne.

– Oui, par exemple, le Nymphenburg, adorable petit château du XVIIème siècle, de style italien.

– Adopté. »

Le château apparaît dans un écrin de verdure, à un tournant de la route; vue de trois quarts. On pense à Versailles ou à Schönbrunn, en plus petit. La recherche de la grandeur y est bien présente, témoins les transformations successives du plan, les ajoutes, galeries à arcades, pilastres, dépendances.

 » Promenons-nous d’abord dans le parc », propose Barbara.

De la terrasse du château s’ouvre une perspective de six ou sept cents mètres, tout au long d’un canal qui aboutit à une cascade. Main dans la main. Sensation d’infini, de l’espace et du temps. De part et d’autre, sentiers, frondaisons et pièces d’eau obéissent à un plan moins rigoureux, d’inspiration romantique. Flânerie des amants au seuil du bonheur. Des amants et des héros de cette histoire, qui empruntent un sentier sinueux comme la vie. Soudain un petit pavillon de chasse dresse son élégante silhouette. C’est Amalienburg, dessiné par Cuvilliés. Barbara et Frédéric s’assoient sur un banc et contemplent cette petite merveille. Ils se taisent. Barbara incline la tête vers l’épaule de Frédéric. Le temps ne compte plus.

– Tu as emporté le livre de Heine ? demande Barbara, en plongeant la main dans son sac.

– Oui. Donne-le-moi, je vais te lire quelques extraits.

Il feuillette.

– Ecoute ceci :

 » Peut-être le génie de la Révolution ne peut-il remuer par la raison le peuple allemand, peut-être est-ce la tâche de la folie d’accomplir ce grand labeur ? Quand le sang lui montera une fois, en bouillonnant, à la tête, quand il sentira de nouveau battre son coeur, le peuple n’écoutera plus le pieux ramage des cafards bavarois, ni le murmure mystique des radoteurs souabes, son oreille ne pourra plus entendre que la grande voix de l’homme ».

– Et ceci :
« C’est peut-être le moment d’écrire une astrologie littéraire et d’expliquer l’apparition de certaines idées ou de certains livres d’après la constellation des étoiles. »
– Etonnant !
– Oui, au fond, cette histoire, c’est comme si nous l’avions écrite ensemble, nous, les Enfants de Munich. »

FIN

Le 4 juin 1997.

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