Mon père, cet inconnu
# extraits

pere_peintureVoilà, je pense, ce qui a dû retenir ton attention dans ce roman. Arrivé à l’âge de cinquante ans, tu as dû te rendre compte que ta vie n’a pas été à la mesure de ce que tu avais espéré et que tu n’as pu réaliser qu’une partie de tes projets. Ainsi tu t’es orienté vers une carrière scientifique où tu as manifestement prouvé tes compétences. Mais tu t’intéressais aussi au domaine artistique et littéraire. A la fin de ta vie, tu as choisi la peinture, mais peut-être as-tu aussi été tenté par l’écriture. J’en veux pour preuve les notes que tu as recopiées sur l’art d’écrire.
Dans le domaine sentimental aussi, tu as dû réaliser combien le bilan n’était pas satisfaisant. Ce n’est pas par orgueil, mais par tendresse que j’écris cela, car je ne sais que trop combien il est difficile d’aimer comme l’on voudrait aimer. Tu es donc bien à l’image de Lucien Leuwen, cet être double, écartelé entre ses désirs, ses aspirations et la réalité à laquelle il doit faire face. Cette réalité, la tienne, a parfois été impitoyable. Aussi, en m’ayant permis à titre posthume de refaire ton portrait, comme un artiste peint une toile, tu m’apportes une immense satisfaction et une compensation à la tristesse de ne pas t’avoir mieux connu et mieux aimé.


pere_pommesEt pourtant un nouveau projet germe dans ton esprit. Toi qui as voué toute ta vie aux sciences, tu as décidé de t’inscrire à un cours de dessin et de peinture. Tu vas étudier aussi l’histoire de l’art. Pourquoi ? J’ignore ce qui t’a conduit à prendre cette décision. Sans doute cette orientation était-elle souterraine depuis longtemps. Sait-on jamais ce qui nous détermine ? Parfois il suffit de peu de chose, une visite de musée, une rencontre ou un choc émotionnel pour faire naître une vocation. Tu t’inscris donc à l’Académie des Beaux-arts de Saint-Gilles, où tu apprends tout d’abord à dessiner des objets ordinaires comme une tasse, une assiette, une pomme, puis des choses plus élaborées telles qu’une tenture plissée ou un bouquet de fleurs. Ensuite tu passes à la peinture et tu nous laisseras quelques natures mortes du plus bel effet. J’ai gardé de toi un tableau représentant des pommes. Tiens, est-ce l’influence des vergers normands ? Tu as aussi peint un portrait de femme, sujet qui est incontestablement plus difficile. Qui est cette femme ? Je l’ignore. Ta femme, ta sœur, ta fille, l’éternel féminin ? Et si c’était ta mère ? Mais pour moi ton chef d’œuvre est assurément un bouquet d’immortelles. Il y a dans son exécution une telle finesse qui n’est pas à la portée d’un débutant. Il m’a inspiré un poème. Ce tableau a obtenu un prix et a été exposé à Londres. Tu as aussi réussi haut la main l’examen d’histoire de l’art, pour lequel tu as reçu un beau livre. Voilà comment, à cinquante ans, tu as développé une autre facette de ta personnalité et peut-être as-tu ainsi obéi à une nécessité ontologique : répondre à la tentation de l’art pour justifier son existence.


pere_familleTu es né le premier décembre 1908, à Bruxelles. Ton père, Auguste Goyens avait épousé Clémentine Vercammen le 23 octobre 1906. Il était âgé de vingt-cinq ans et elle n’en avait que dix-neuf. Il était hôtelier-restaurateur. Peu après ta naissance, un gigantesque raz de marée ravagea les côtes de la Sicile et de la Calabre.
Le berceau de la famille se situe à Linsmeau, petite commune de l’Est du Brabant wallon, aux confins de la province de Liège et de la frontière linguistique. Tes grands-parents paternels, Jules Goyens et Cécile Masson, y possédaient une ferme. Jusqu’au décès de Cécile Masson en 1955, à l’âge de 95 ans, cette ferme fut le point de ralliement de toute la famille qui était nombreuse, puisque Jules et Cécile eurent huit enfants.
Le 12 octobre 1907, un premier garçon, Arthur, naissait à Anvers de l’union d’Auguste et Clémentine. Un an plus tard, c’était ton tour. Un troisième fils, Marcel, naquit le 22 mars 1910. En moins de quatre années donc, la famille était constituée. En 1908, tes parents vinrent s’établir à Bruxelles pour des raisons professionnelles, plus précisément à Ixelles, Hôtel des 4 Nations, 1, rue de Londres. Clémentine Vercammen, née à Linth, province d’Anvers, est inscrite au registre de population d’Ixelles comme servante.


pere_barL’intérêt de cette photo serait limité s’il n’y avait les personnages. Derrière le comptoir, le maître de céans est figé dans une attitude hautaine. Il tient de la main gauche un verre dont il agite le contenu avec une petite cuillère. Il arbore une magnifique moustache et est vêtu d’un complet veston noir, d’un col raide et d’une cravate sombre. A sa gauche, un client en chapeau est accoudé au comptoir. A droite, un groupe de neuf hommes pose manifestement pour la postérité. Ils sont tous vêtus de costumes sombres et portent tous la moustache. Ils ont environ trente ans et la tête pleine de rêves et d’illusions. A l’avant-plan, une femme est assise, la seule de la photo. Sa robe, également foncée, est protégée par un tablier d’un blanc terne, assez ordinaire. Ses avant-bras sont potelés, mais sa taille est fine. Sa tête ronde présente un beau profil harmonieux. Ses cheveux châtain-foncé sont roulottés en une vague qui recouvre les oreilles et la nuque. Mais surtout son regard semble perdu, comme si elle se demandait dans quelle pièce elle joue. Elle est la seule femme de la photo et le seul personnage qui ne regarde pas l’objectif. Nul doute qu’il s’agisse de Clémentine.


pere_portugalEn juin 2007, je me suis rendu à Lisbonne. Muni d’un plan détaillé de la ville, j’ai retrouvé cette rua Particular où habitait Monsieur Counotte et d’où il expédiait ces précieux colis de sardines et de figues. J’ai sonné à la porte du n°7, une belle maison bourgeoise à la façade peinte en rose. Une femme de ménage m’apprit que la maison avait été vendue dans les années quatre-vingt. Elle ne savait rien des propriétaires précédents, ni à fortiori du dénommé Counotte, très probablement décédé. Pendant une semaine, j’ai humé l’air de cette ville où tu as manqué de t’établir et où moi-même je serais devenu un petit Lisboète. Mais le destin en a décidé autrement. Les jardins embaumaient le parfum des jacarandas et la vie bruissait tout autour de moi. Plus de soixante années se sont écoulées depuis ce projet avorté. Et pourtant, dans cette rua Particular, voie sans issue où somnolaient quelques chats dans la torpeur de l’après-midi, la temps semblait s’être arrêté.


pere_croixCette dernière allusion me rappelle que, depuis la fin de la guerre, nous passons chaque été une quinzaine de jours à Zeebruges. Ce sont les premières vacances que j’ai connues. Oh ! Ce n’était pas bien loin, car on ne pouvait pas se permettre de longs voyages. Nous louions un appartement au confort assez spartiate : pas de salle de bain, un simple évier dans la cuisine et les W.C. sur le palier, communs à deux appartements. Mais quel bonheur de découvrir la mer, la magie de la lumière qui se reflète sur la surface de l’eau, le plaisir de marcher sur le sable, de construire des châteaux et de se laisser porter par les vagues. Et toi, tu t’intéressais aux bateaux, tu avais étudié les cartes marines et la signification des pavillons. Nous visitions le port de pêche d’où nous ramenions une provision de crevettes fraîches. Cependant les séquelles de la guerre étaient encore bien visibles. Des immeubles avaient été détruits ou étaient criblés de balles. Dans les dunes, des zones étaient interdites et entourées de barbelés, à cause des mines qui pouvaient encore exploser. Mais qu’importe ! Il y avait peu de touristes et nous étions privilégiés de pouvoir passer ces deux petites semaines dans un taudis qu’aucune agence n’oserait proposer aujourd’hui. Cela faisait un peu oublier les horreurs de la guerre.

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