Le partage des eaux
# Extraits

Chapitre premier

En cette fin de matinée du treize février, le temps était si radieux que les promeneurs, parisiens ou étrangers, pouvaient sans peine s’imaginer qu’ils évoluaient dans le monde de la fiction. Les tenanciers de brasseries avaient déjà sorti leur mobilier de terrasse et s’activaient à servir salades, croque-monsieur, sandwiches, petits blancs et autres boissons rafraîchissantes. Paris affichait un air de printemps et, en dépit d’une circulation intense, annonciatrice d’un taux élevé de pollution, il faisait bon flâner sur le Boulevard Saint-Germain ou dans le dédale des petites rues qui l’enserrent.

Empruntant la rue Bonaparte, Sophie se dirigea d’un pas tranquille mais assuré vers la Place Saint-Sulpice. De temps à autre elle s’arrêtait devant une vitrine d’antiquaire ou une boutique de mode, sans intention précise, pour le simple plaisir de regarder de belles choses. Un instant elle crut que ses pas la conduisaient à son domicile, un petit appartement situé au quatrième étage, à l’angle de la rue Palatine et de la rue Servandoni; mais, au moment d’entamer la traversée de la Place Saint-Sulpice, elle se ravisa et obliqua à gauche vers une taverne pour y déjeuner. C’était un trait de son caractère que d’obéir à ses impulsions et, bien que son entourage la jugeât assez organisée, elle aimait aussi s’abandonner à l’inspiration du moment, souvent riche de perspectives prometteuses. Plutôt que d’aller m’enfermer dans mon deux-pièces, se dit-elle, profitons de la douceur du temps et savourons le simple bonheur d’être en vie au milieu de tous ces inconnus. Elle choisit une table située en terrasse, contre la façade de l’établissement: ainsi un merveilleux champ d’observation s’offrait à ses regards.

Chapitre 3

Julien déposa le combiné. Maintenant qu’il avait entendu sa voix, non plus à travers un téléviseur, mais par le biais d’une ligne téléphonique, ses réflexions prirent un cours différent. Cette voix était empreinte d’une autre coloration. Certes, il n’aurait pu la confondre avec celle de n’importe quelle journaliste de télévision. Il l’avait identifiée sans hésitation, dès qu’elle eut prononcé la phrase rituelle: « Suis-je bien chez…? » En particulier, la voyelle pénultième de son nom, prononcée avec un timbre sonore et chantant, lui parut pleine de charme, de douceur et de sympathie, et cela en dépit du rythme un peu hésitant de la question. Une étape venait d’être franchie. Ce n’était plus la voix de Sophie Aubier, journaliste, s’adressant à des milliers de téléspectateurs anonymes, mais le chant inimitable d’un être qui, au-delà de la banalité des propos échangés, venait de lui fixer un rendez-vous. Sans doute s’agissait-il d’un rendez-vous de travail. Julien dût bien en convenir. Exalté dans son activité professionnelle, il l’était aussi dans ses sentiments. Il en était conscient et toutes les tentatives qu’il avait opérées pour garder les pieds sur terre étaient jusque là demeurées vaines. Son imagination toujours aux aguets le transportait aisément du domaine de la réalité aux frontières d’un monde de rêve qu’il tentait vainement de s’approprier.

Il en avait fait maintes fois la douloureuse expérience. Trois mois auparavant, il s’était épris d’une collègue, jeune et brillante archéologue de nationalité italienne, rencontrée au cours d’un voyage en Sicile. Il avait été tout de suite fasciné par la vivacité de son regard — elle avait les yeux verts — , l’agilité de ses mains qui accompagnaient chacun de ses propos et peut-être aussi par le mouvement syncopé propre à la langue italienne qui donne l’impression que tout ce qui se dit doit être exécuté comme une partition. Il lui avait fallu un certain temps pour se résoudre à lui faire comprendre qu’elle lui plaisait. Elle se montra tout d’abord flattée, accepta une invitation à dîner au cours de laquelle elle parla abondamment de ses origines et de sa famille. Julien buvait ses paroles et ne répondait que lorsqu’il en avait l’occasion. Ce n’est qu’à la fin du repas qu’elle s’informa de sa situation. Julien, conscient d’avoir fait piètre figure, tenta de se rattraper. Mais, soit par fatigue, soit par ennui, elle ne l’écouta que d’une oreille distraite. Huit jours plus tard, à l’issue d’une réception au Consulat de France, il lui proposa de la ramener chez elle. Elle accepta et lui offrit un verre. S’imaginant qu’elle était favorablement disposée à son égard, Julien s’enhardit, lui prit la main et l’embrassa. La jeune fille devint muette et pensive. Elle ne le repoussa pas, mais opposa toutefois une attitude réservée aux élans de Julien. Enfin, quand il lui déclara qu’il l’aimait et qu’il souhaitait la revoir, tant elle occupait son esprit depuis qu’il avait débarqué en Sicile, elle lui répondit, après une hésitation, qu’elle était fiancée et qu’elle devait se marier prochainement à Bologne.

Chapitre 4

Sophie se replongea dans la lecture du programme: « Voyons…l’action se passe à Vienne en 1900. Sous la baguette d’un meneur de jeu, une prostituée rencontre un soldat qui croise ensuite une femme de chambre, laquelle à son tour connaît une brève idylle avec un jeune homme. Le jeu à la fois grave et léger se poursuit avec une femme mariée, son mari, une grisette, un poète, une comédienne et un comte qui rejoint la prostituée du début. Voilà bien une étrange vérité, se dit-elle: nous sommes les jouets du destin. Il suffit d’un petit événement anodin au regard du monde pour que nous soyons embarqués dans une aventure qui bouleversera notre être tout entier et nous laissera pantois, étourdi ou déchiré pour des années, voire pour le reste de notre vie. Si Pyrrhus n’avait pu ramener Andromaque captive à l’issue de la guerre de Troie, — les guerres sont tellement aléatoires — il aurait vécu le grand amour avec Hermione qui n’était pas mal non plus et celle-ci n’aurait eu aucune raison de le faire assassiner par Oreste, qui à son tour n’aurait eu aucune raison de sombrer dans la folie. Donc, pas de tragédie, conclut-elle, pensive. Mais voyons ce film qui semble moins dramatique. Sophie s’enfonça dans les coussins souples du canapé, allongea les jambes sur la table du salon et, oubliant ses soucis, se laissa envahir par cette histoire aux apparences légères, version humoristique de la tragédie antique qui, croyait-elle, ne la concernait pas.

Chapitre 8

Trois jours plus tard, Julien se présenta donc au domicile de Delphine, le cœur battant et un modeste bouquet de jonquilles à la main. Le souvenir qu’il garda de cette soirée fut un éblouissement. Il la ramena chez elle. A peine eut-il déposé son manteau qu’elle lui proposa un rafraîchissement. Il refusa, ne sachant trop pourquoi, car, en réalité, il avait la gorge sèche. Mais c’était d’un autre breuvage qu’il aurait aimé se désaltérer. Elle prit place dans un fauteuil en face de lui, dans une attitude empreinte d’élégance, qui mettait en valeur une paire de superbes bottes blanches. Il ne savait par où entamer la conversation, quand son chat mit fin providentiellement à son embarras en venant se frotter à ses jambes. Il lui demanda si elle aimait les chats. Elle répondit que oui et tout de suite après enchaîna: Et vous? Julien nota cette manière qu’elle avait de ne pas approfondir ses réponses et de renvoyer la question à son interlocuteur. Il en conclut abusivement qu’elle s’intéressait à lui. Ils parlèrent de leur passé. Sa mère était décédée et son père habitait une ville de l’Est, près de la frontière allemande. Elle travaillait comme employée dans une administration. Elle était peu sportive et souffrait d’hypertension. Elle se montra vivement intéressée lorsque Julien lui apprit qu’il était archéologue.

Pendant le concert, il avait éprouvé de subtiles correspondances entre la musique et l’émotion qu’il ressentait à passer cette soirée en compagnie d’une femme jolie, au visage bien dessiné, vêtue avec élégance et qui lui paraissait en tous points l’incarnation du bonheur. Hélas! Il ne pouvait pas soupçonner à quel point elle était émotive, impulsive, déçue par la vie et par l’amour. Pendant que la pianiste distillait dans l’esprit de Julien des cascades de notes comme une illustration sonore de la joie qui habite tout être sur le point de devenir amoureux, c’était en réalité un cruel malentendu qui était en train de se nouer. Il pensait: Quel bonheur ce serait d’être aimé d’une telle femme et de partager sa vie! Or, pendant ce temps, elle ne pensait à rien d’autre qu’à passer une agréable soirée pour oublier ses déceptions. Après les applaudissements d’usage, elle avait accepté de prendre un verre dans une brasserie. Ils avaient parlé de l’Italie, du soleil et de Vivaldi, de la Provence, des chats et des bottes. Julien avait noté soigneusement dans son esprit tous les points de convergence, s’enfermant progressivement dans son illusion.

Ils parlèrent aussi d’amour, des rapports entre les hommes et les femmes. Elle se déclara méfiante concernant la vie à deux, réaliste, refusant de se jeter sur le premier venu. Mais, victime d’une surdité persistante, Julien n’entendit pas ces propos et s’accrocha à tous les signes bienfaisants dont son cœur et ses sens étaient enivrés. Lorsque la porte se fut refermée, il garda le souvenir du chaste baiser qu’elle avait déposé sur sa joue de ses lèvres délicatement ourlées. Son parfum aussi resta gravé dans sa mémoire.

Chapitre 10

La chambre était plongée dans de profondes ténèbres, sans lesquelles la vie des songes ne pouvait s’épanouir en toute liberté. Danielle a éprouvé quelques difficultés à s’endormir, tandis que Marcel s’est abandonné avec délice aux bras de Morphée. Les expériences vécues dans un passé récent ou lointain ont imprimé dans ces deux êtres leur trace indélébile et elles continueront à se manifester pendant la nuit. C’est toute une vie parallèle qui se déploie et sur laquelle la volonté n’exerce aucun contrôle. Un faisceau lumineux balaya le champ cérébral de Marcel qui entreprit un voyage dans l’espace et dans le temps, en toute innocence, comme s’il n’habitait plus son corps et que tout devenait possible. Les traces de ce passé-présent étaient tantôt confuses, tantôt évidentes. Marcel marchait, ou plutôt progressait, car la sensation n’était pas vraiment physique, mais virtuelle et détachée de tout lien matériel. Il progressait donc dans une ville — appelons la ainsi à défaut d’un terme plus adéquat — une ville avec ce qui ressemblait à des rues et des maisons de part et d’autre. Il ne savait pas où il allait et pourtant son allure était décidée comme si une force tranquille et sûre guidait ses pas. Soudain un champ s’ouvrit à lui. Mais ce pourrait être aussi bien une plaine, une forêt ou un lac. Une multitude de formes humaines occupaient cet espace. Marcel crut reconnaître des corps féminins, mais il ne pourrait soutenir que c’étaient effectivement des femmes, car leurs attributs n’étaient pas évidents. Il s’avança vers elles, enfin… vers ces êtres indistincts, et il éprouva une sensation de bonheur, sans équivalent dans la vie éveillée. Il était sur le point de se fondre dans ce paysage et dans ces formes qui l’animaient, quand brusquement une secousse agita son corps. Il se réveilla. Danielle était contre lui, elle tremblait et pleurait.

— Je viens de faire un cauchemar, dit-elle.
— …
— J’étais dans la nuit la plus noire. Les cris des hiboux et des chouettes se répondaient. Mon sang était glacé. J’étais seule au milieu d’un espace où rien ne m’était familier. J’avais peur et je ne savais pourquoi. Quelqu’un me suivait et je ne le voyais pas. J’appelais au secours, mais il n’y avait personne. Ah oui, je me rappelle maintenant, c’était lui.
— Que veux-tu dire?
— Tu ne peux pas comprendre. Cela s’est passé il y a bien longtemps. Il m’a prise à la gorge et m’a menacée. Je voulais crier mais aucun son ne sortait de ma bouche. J’essayais de lui faire lâcher prise, mais il me tordit le bras et me poussa dans l’encoignure d’une porte. C’est alors que j’ai aperçu son visage, à la lumière d’un réverbère. Une balafre barrait sa joue droite et des poils sortaient de son nez. Il plaqua sa bouche immonde sur mes lèvres en me serrant à la taille. Comme je tentais d’échapper à son étreinte, il déchira ma blouse et arracha ma jupe. Puis il se jeta sur moi avec toute la force d’une bête sauvage qui s’empare d’une proie. Mais ce n’était pas pour me dévorer; non, c’était d’une autre nourriture qu’il voulait se rassasier. Je sentis mes forces m’abandonner. Il me posséda, d’une possession brève et frénétique, comme celle d’un animal, la cruauté en plus, puis me laissa pantelante. Jamais je n’oublierai ce visage qui depuis hante mes nuits.

Chapitre 14

La littérature s’est souvent intéressée au personnage du séducteur. Kierkegaard lui a consacré un journal. Cependant elle s’est beaucoup moins intéressée aux séductrices. En fait, la séduction est universelle. Elle est souvent entachée d’une connotation d’immoralité. « Séduite et abandonnée, » quand ce n’est pas « violée et assassinée, » tel est le cliché véhiculé par les médias et qui se réalise trop souvent, il est vrai. Mais à côté de cette séduction pathologique, il existe une séduction de bon aloi qui vise à susciter une relation amoureuse profonde et vraie. Au delà du cynisme d’un Don Juan, — « Je m’en suis débarrassé, c’est parfois pénible d’être aimé » — il y a les cohortes innombrables de ceux qui aspirent à un amour sincère. Pour y parvenir, la séduction a un rôle à jouer.

Dans cet art, il faut bien reconnaître que les femmes sont maîtres, ou plutôt maîtresses. Là où les hommes s’y prennent souvent de façon maladroite ou à contretemps, les femmes savent d’instinct attendre le moment favorable et adopter le ton juste pour ferrer leur proie. Elles savent aussi procéder par petites touches successives qui souvent désarçonnent celui qui est l’objet de leurs attentions. Elles progressent, mais peuvent aussi opérer un repli stratégique, quand les circonstances l’exigent. « Moi, mais je ne vous ai rien promis, diront-elles. » C’est reculer pour mieux sauter. Au moment où vous vous croyez oublié, abandonné, inexistant à leurs yeux, elles parachèvent leur conquête. Dans cet art, l’homme restera toujours un éternel apprenti. Mais les femmes ont aussi leurs faiblesses. Elles peuvent être victimes de leur propre jeu. Si le poisson résiste, c’est la catastrophe. Bref, la parade amoureuse comporte des incertitudes et des dangers.

Chapitre 15

Les jours passèrent. Il n’y avait toujours pas de réponse de Delphine, quand, un matin, alors qu’il venait de finir sa toilette, la sonnerie du téléphone retentit. C’était Delphine qui annonçait son arrivée pour le vendredi soir. Le timbre de sa voix le bouleversa. C’était un jeudi. Il ne lui restait que deux jours à peine pour se préparer à la recevoir.

— Voulez-vous que je vous réserve une chambre à l’hôtel?
— C’est fait, répondit-elle.

Il n’osa pas lui demander combien de jours elle resterait sur la côte. Peur de l’importuner ou peur d’être déçu par une réponse qui ne le satisferait pas? Les deux, sans doute. Il ne savait comment interpréter cette décision subite de venir le rejoindre, alors qu’il attendait sa réponse depuis des jours, voire des semaines. Il ne savait plus au juste, tant cette attente lui avait paru interminable. Et voilà qu’au moment où il n’espérait plus, elle était presque là, derrière sa porte, affichant une expression pleine de mystère. Sa compréhension de la femme s’en trouva une fois de plus remise en question. XX, la femme possède pourtant une structure chromosomique moins complexe que celle de l’homme. Alors, pourquoi avons-nous tant de mal à la comprendre? Sommes-nous aussi une énigme pour elle? Probablement. Aussi l’union réussie de ces deux êtres différents est-elle chaque fois un miracle. On sait maintenant que la formation de l’identité masculine obéit à un processus difficile. XY, il doit quitter la femme pour devenir homme, alors que la femme est naturellement femme. Ce chromosome X qui leur est commun est-il le fil ténu mais solide qui les pousse inlassablement l’un vers l’autre?

Julien réalisa qu’il n’était plus temps de philosopher. Son appartement était en désordre et la poussière s’accumulait sur les étagères. Son frigo était presque vide. Il lui fallait aussi organiser quelques excursions, visites et sorties. Il se sentait pris au dépourvu, alors qu’il avait eu tout loisir d’y penser depuis plusieurs semaines. Négligeant son travail, il se consacra donc à ces diverses tâches.

Chapitre 16

Le dimanche qui précéda la dernière semaine du festival, Danielle insista auprès de Marcel pour aller déjeuner au lieu-dit « Le Partage des eaux ». C’est là que la Sorgue s’élargit et se divise en deux bras qui s’élancent chacun vers leur destin. L’un traverse la ville et l’autre serpente dans la campagne environnante. L’endroit est empreint d’une sombre beauté. Il règne une fraîcheur propice à la méditation. Danielle s’avança en direction de la terrasse du Pescador et, sans consulter Marcel, choisit une table d’où elle pourrait jouir d’une vue d’ensemble sur le site. Contrairement à son habitude, elle se montra très taciturne. Elle ne chercha pas à enquêter sur les activités de son ami, petit sport dans lequel elle excellait. Elle s’informa avec une certaine bienveillance de ce qu’il avait fait la veille, mais sans le harceler de questions.

— Je suis contente que tu aies invité des copains pour te distraire un peu.
Ce propos surprit Marcel. Il se dit qu’elle retrouvait une gentillesse qui lui avait fait défaut jusqu’à présent.
— Elle est bien, ta copine. C’est étrange qu’une telle femme, jolie et pleine de qualités, soit seule.
Marcel, craignant un piège pour le faire parler, resta prudent dans ses réponses.
— Quand on a subi un échec, dit-il, on devient méfiant et exigeant.
— Oui, la vie est difficile et les relations amoureuses sont compliquées. Trop souvent on voit les autres non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’on voudrait qu’ils fussent. Finalement l’amour n’est-il pas la plus grande illusion qui soit? Mais cette illusion mène le monde. Elle fait rêver ceux qui la vivent et ceux qui en sont les témoins.
— Et ton rôle, ça se passe bien?
— Oui et non.
— C’est-à-dire….
— Sur le plan professionnel, c’est une réussite. Je me sens en parfaite adéquation avec ce personnage d’Eva qui pousse l’illusion jusqu’à la folie. Chaque soir, depuis trois semaines, je suis la maîtresse d’Hitler, avec mon esprit, avec mon cœur, avec mes tripes. C’est enivrant. Mais sur le plan personnel, bonjour les dégâts! Je ne sais pas combien de temps il me faudra pour m’en remettre. Je suis fatiguée. Il est temps que cela finisse. Encore deux soirées, et puis, repos! En fin de semaine, nous organiserons une grande fête au prieuré. J’espère que tes amis y seront encore.

Marcel ne la reconnaissait plus. Son regard perdu sur le plan d’eau, elle semblait avoir abdiqué tout orgueil, toute prétention à dominer le monde. Son agressivité coutumière s’était comme diluée dans l’eau de la Sorgue.

Dans un mouvement de tendresse, Marcel lui prit la main. Danielle lui répondit par un sourire où il y avait à la fois de la gratitude et de la tristesse. Se rendait-elle compte qu’elle avait manqué quelque chose et cela peut-être par sa faute? Mais, dans quelle mesure sommes-nous maîtres de la conduite de notre vie? Nous croyons avoir fait tout ce qu’il fallait pour la réussir et voilà que, en un lieu offert par le hasard, tel que ce partage des eaux, la béance de notre vie nous est brutalement révélée. On voudrait alors revenir en arrière pour recommencer, corriger ce que nous avons manqué. Trop tard! La rivière ne s’arrête jamais de couler.

Chapitre 18

Tandis qu’ils savourent ces instants de douce quiétude, un client assis à une table voisine les observe. Il a terminé son repas et déguste son pichet de vin tout en surveillant les gens autour de lui. Un quotidien est à demi-ouvert sur la table, mais ce n’est qu’un alibi. Il n’y jette que de furtifs coups d’œil. Son attention est captée par les mille aspects de la vie qui bourdonne dans ce microcosme qu’est une terrasse de café. Il est âgé d’une bonne cinquantaine d’années et il a accumulé assez d’expériences pour pouvoir observer le monde des humains d’un œil prudent et aguerri. Ainsi voit-il ce couple qui semble nager en plein bonheur.

L’homme et la femme se regardent tendrement, interrompant de temps à autre leur mastication pour s’adresser l’une ou l’autre réplique, mots d’amour ou propos anodins qui, après avoir atteint leur cible, s’envoleront dans l’air et iront rejoindre la masse innombrable des paroles, phrases ou discours que s’échangent les hommes et les femmes. Et pourtant ce ne sont pas des paroles en l’air. Précisément elle vient de dire quelque chose qui semble arrêter net l’élan de son couteau à lui, dans l’effort pour séparer les os principaux de sa cuisse de poulet. Il dépose ses couverts, la regarde, lui prend la main. Son visage s’illumine. Par delà la table qui les sépare, si peu, ils sont soudés l’un à l’autre. Elle aussi s’est arrêté de manger. Elle lui sourit. Le client qui les observe se demande ce qui a bien pu se passer. Mais il n’est pas au bout de ses surprises: voilà maintenant que les amoureux se lèvent et s’embrassent comme s’ils se retrouvaient après une longue absence. Impossible de dire combien dure ce baiser car le temps est suspendu alors que les autres clients attablés à la terrasse ne prêtent guère attention à cette surprenante démonstration. Mais l’observateur de la scène n’en perd pas une miette. Il sort un carnet de sa poche et se met à écrire. En un quart d’heure, il a noirci toute une page. Les amoureux se sont rassis et continuent à manger, mais distraitement. La femme abandonne une partie du contenu de son assiette. Qu’ont-ils bien pu se dire, se demande l’observateur anonyme? Assurément une nouvelle lourde de conséquences. Il ne la connaîtra jamais, mais qu’importe! L’essentiel pour lui est qu’il ait perçu le caractère exceptionnel de la situation et qu’il ait pu l’ajouter à son réservoir d’écriture.

Tout est normal maintenant sur la terrasse. La plupart des consommateurs n’ont rien remarqué, pas plus que le serveur. Une certaine torpeur a envahi la rue où les enfants ont cessé de jouer. Le soleil est bien présent mais il ne brille plus comme en plein été, ce qui donne à la lumière une coloration et une douceur bienfaisantes.

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